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Le Caire, le 10 mars 1919

 

 

Chers parents,

 

 

J'espère que cette lettre vous trouvera tous heureux et en bonne santé. La famille de Taymour est absolument adorable. N'en prenez pas ombrage, mais par moments j'ai l'impression de vivre ici dans un autre chez-moi. Tout le monde est d’une grande gentillesse, même si Loufti bey est parfois un peu grognon. Malgré ses airs bourrus, je suis persuadé que le fond est bon. Son épouse, Amira, est une femme exquise. Si j'osais, je dirais qu'elle est presque aussi belle que maman. Presque. Attention, mama, la nuance est importante. Mona, la sœur de Taymour, est quant à elle un être rare. Je suis sûr que vous l'aimerez beaucoup. Elle m'a confié qu'elle rêvait de faire des études d'infirmière. Malheureusement, ses parents s'y opposent ; ils estiment que ce n’est pas là un métier pour une fille de famille. J'avoue que je ne sais que penser. Mais il faut bien que des femmes – d'où qu’elles soient issues – se dévouent pour soigner les malades. Et puis, surtout, a-t-on le droit de contrarier une vocation ? En vérité, Mona passe ici aux yeux de tous pour une femme moderne. Elle ne cache pas son admiration pour une personnalité qui, depuis quelque temps déjà, fait beaucoup parler d’elle l’Égypte. Elle s’appelle Hoda Charaoui. À presque quarante ans, figurez-vous qu’elle a fondé une revue dite féministe de langue française, qu’elle a intitulée L’Égyptienne, et a créé l’Union féministe ! Cet être étonnant ne s'occupe pas uniquement des droits de la femme. Elle se bat aussi pour l’indépendance de l'Égypte. Il y a quelques jours, plus de trois cents femmes ont répondu à son appel à manifester dans les rues du Caire contre la mesure d’exil qui a frappé le patriote Saad Zaghloul, une autre figure emblématique du pays. On pouvait voir des musulmans et des coptes marchant côte à côte, unis dans le même élan. Je faisais partie du mouvement.

Pour que vous compreniez mieux ce qui s'est passé, vous devez savoir que les Anglais, lassés des récriminations du nationaliste égyptien, se sont emparés de lui et de deux de ses compagnons et les ont exilés vers l'île de Malte. Pouvez-vous imaginer un acte aussi indigne ? Arrêter un homme qui réclame la liberté pour son pays ? Le jeter aux fers, le chasser de sa terre natale ? Maintenant, vous comprendrez mieux pourquoi je n'ai pas pu m'empêcher de réagir et de participer aux manifestations ; celles-ci d'ailleurs sont loin d’être terminées. Elles se multiplient au Caire, à Alexandrie et dans des villes de province. Loutfi bey parle d’une « crise de nerfs du peuple », mais il se trompe. C'est comme si une bombe avait fait sauter un barrage et libéré un océan. L'Égypte entière est submergée. Les émeutes, qui ont fait près de huit cent morts, paralysent tous les jours un peu plus la vie de quartiers entiers et les grèves se succèdent.

À Garden City, un détachement de policiers a été contraint de protéger la résidence du haut-commissaire, amis aussi l’ambassade de France, à Guizeh, des excités ont tenté de pénétrer pour supplier l’ambassadeur de transmettre leurs doléances à la conférence de la paix qui s’est ouverte à Paris il y a trois mois, sans la présence des représentants de l’Égypte. Personne ! Aussi, les membres du parti nationaliste ont adressé au gouvernement français des dizaines de télégrammes, comme autant de suppliques ; des télégrammes que les employés des Postes égyptiennes ont refusé de leur faire payé.

Les ouvriers des filatures de Tall el-Kébir se sont eux aussi ralliés au mouvement, imités par ceux de la Compagnie d'électricité Lebon. Hier c'était autour des Egyptian Railways. L'approvisionnement même de la capitale est devenu aléatoire. Non, Loutfi bey se trompe. Ce n'est pas une crise de nerfs, c'est la fin du monde ! Et les Anglais devront bien finir par céder !

Sur ce, il est tard. Près de 2 heures du matin et demain je dois me réveiller dès l’aube pour accompagner Mona et son frère devant les grilles du palais du sultan Fouad afin de crier notre colère. Nous serons, je l'espère, des milliers !

Votre fils qui vous aime et à qui vous manquez.

 

Mourad.

 

– Qu'Allah lui torde le cou ! hurla Hussein Shahid en jetant la lettre de son fils à terre.

Nadia se frappa aussitôt les joues à plusieurs reprises en signe de solidarité avec son époux.

– Que Dieu ait pitié de nous ! Des manifestations ? Des affrontements avec la police ? Notre fils est devenu un émeutier ! Veut-il notre mort ?

– Allons, intervint Soliman du haut de ses dix-sept ans qu'il venait de fêter la veille, calmez-vous ! Il ne s'est rien passé de grave. Il est en vie et en bonne santé, sinon vous n'auriez pas reçu cette lettre.

– Toi ! gronda Nadia. Mêle-toi de ce qui te regarde ! Ton frère est majnoun ! Il n'a plus sa tête.

– Mais non, mais non, c'est un passionné, voilà tout.

Cette fois, c'était le cousin El-Wakil qui s'était exprimé. Il ajouta néanmoins :

– Moi, ce qui me gêne le plus, ce sont ces histoires de droits des femmes. Vous vous imaginez ? Une femme qui organise des mouvements de protestation ! Heureusement que mon épouse n'assiste pas à cette discussion ! Et qu’est-ce que c'est que cette revue – il retroussa les lèvres pour marquer son – féministe ? Il est là, le danger ! Ce sont des personnes de cet acabit qu'il faudrait exiler à Malte ou ailleurs, pas des patriotes !

Assise sagement par terre, une poupée de chiffon contre elle, la petite Samia observait en silence le tumulte des adultes auquel elle ne comprenait pas grand-chose, si ce n’est qu'ils étaient décidément bien compliqués.

– Et ses études, vociféra Hussein. Il n’en dit pas mot ! Rien ! Qui paye ? Moi ! Avec mes oranges.

Vous n'avez rien remarqué ? fit observer Samia.

– Quoi donc ? questionna sa mère.

Dans le continu de la lettre, vous n'avez rien remarqué ?

– Que veux-tu remarquer de plus ? C’est une calamité !

— Il est amoureux.

– Quoi ?

– Il est amoureux, répéta la fillette avec un sourire espiègle. Il a écrit : « Mona, la sœur de Taymour, est un être rare. Je suis sûr que vous l'aimerez beaucoup. »

Nadia haussa les épaules.

– Et alors ?

– On ne dit pas : « Je suis sûr que vous l’aimerez beaucoup » si on n'a pas l'intention de présenter la personne à sa famille.

Latif se mit à rire.

– Elle n'a pas tort, cette petite.

Hussein balaya l'air d'un geste agacé.

– Qu'importe !

– Il faudrait que je lui écrive un poème pour sa bienaimée, s'enflamma Soliman.

– Oui, bien sûr, se récria Hussein. Tu n’as vraiment rien de mieux à faire ! Tu...

Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.

– Qui est-ce ? s'étonna Nadia.

Latif se leva le premier et alla ouvrir. Il reconnut immédiatement l'homme qui attendait sur le seuil, allure gauche : il était le responsable de l'une des six orangeraies que possédait Hussein ; la plus importante ; celle qui se trouvait dans la vallée Jezreel.

– Matin lumineux, monsieur Latif, le patron est-il là ?

– Matin de jasmin, Karam. Oui. Entre.

À la vue de son responsable, Hussein s'alarma. La présence de l'homme à Haïfa était inhabituelle. S'il avait parcouru tous ces kilomètres, c'est qu’il se passait quelque chose.

– Qu'y a-t-il, Karam ?

– Hussein effendi[38]. Il s’est produit des événements graves. J’ai tenu à vous prévenir en personne. Je…

– Arrête de tourner en rond ! Explique-toi.

– Voilà. Vous savez que, non loin de votre orangeraie, se trouvent les champs d'Elias Sursock.

– Évidemment ! Voilà des années que je cherche à les acquérir, il a toujours refusé. Et ses associés beyrouthins, les Touéni, les Moudawar, m'ont opposé la même fin de non-recevoir. Vous rendez-vous compte ? À eux seuls, ces gens possèdent quelque 700 000 dounoums. Une fortune ! L'année qui a précédé la guerre, on m'a rapporté qu'ils avaient exporté de Jaffa plus de 1,6 million de caisses d'oranges, évaluées à près de 300 000 Livres Sterling ! C'est te dire comme je me sens petit...

Il soupira et invita son employé à poursuivrais

– Hier matin, une dizaine d’hommes a débarqué dans la propriété des Sursock. Certains avec des fusils. L'un d'entre eux s'est présenté aux paysans. Il a dit qu'il s'appelait Ossovetsy ou Ossosty...

– Peu importe ! Poursuivi !

– Il a ajouté qu'il était avocat et qu’il représentait les nouveaux propriétaires.

– Les nouveaux propriétaires ?

– Oui. Des Juifs venus de Russie. Il a montré l'acte de vente signé en bonne et due forme. Mais, comme vous le savez, les fellahin[39] ne savent pas lire. En tout cas pas le russe.

– Elias Sursock a vendu ?

Hussein porta la main à sa poitrine, le visage frappé d’une incroyable pâleur. Il répéta :

– Il a vendu ? À des sionistes ?

– Ce n'est pas possible, murmura Nadia, atterrée.

– C'est, hélas, la vérité. Ensuite, ce monsieur avocat a exigé que les paysans quittent la propriété sur-le-champ parce qu'ils seraient remplacés par des ouvriers agricoles juifs. Vous imaginez dans quel état se sont trouvés ces malheureux. Au début, ils sont restés silencieux, comme si le ciel venait de rouler à leurs pieds. Ensuite, la colère a éclaté. Ils se sont jetés sur les étrangers et ont essayé de les chasser à coups de bâton et de pierres. Mais, comme je vous l’ai dit, les étrangers étaient armés. L'un d'entre eux a tiré. Un paysan est mort. Les autres terrorisés, ont dû fuir. J'ai tout vu, j’étais là…

– Des hommes armés ? balbutia Nadia, affolée.

Latif el-Wakil expliqua :

– Ils font certainement partie du groupe Ha-Shomer, le « gardien ». C'est un gouvernement paramilitaire sioniste chargé de monter la garde dans les champs des nouvelles colonies de Galilée où les colons ont reçu, des autorités ottomanes la permission de s'armer. Ils ont pris la suite d’une autre organisation, Bar Giora[40], dont la devise était : « Dans le feu et le sang succomba le royaume de Juda ; dans le feu et le sang, il ressuscitera. »

Le cousin de Hussein garda un moment le silence avant de reprendre :

– Vous avez sans doute oublié. Une tragédie identique s'est déroulée il y a quelques années, avant la guerre, et presque dans les mêmes circonstances.

– C'est épouvantable, gémit Nadia. Si les armes se mettent à parler à la place des hommes, qu'allons-nous devenir ?

Elle répéta :

– Qu'allons-nous devenir ?

Hussein leva la main en signe d'apaisement.

— Calmons-nous. L'ensemble de ces ventes ne représente même pas un pour cent de toutes les terres. Les vendeurs sont des marchands arabes qui, pour la plupart, n’ont jamais mis les pieds en Palestine. De vulgaires spéculateurs. Ce ne sont pas leurs agissements qui feront pencher la balance démographique en faveur des nouveaux arrivants.

– Il n'en demeure pas moins que nous devons nous battre, avertit Latif. C'est pourquoi, il y a quelques jours, à Jérusalem, au cours d'une réunion, un programme d’action a été décidé.

– Nous allons fonder des associations pour la défense des intérêts matériels et moraux communs à tous les Arabes de Palestine. Il y aura un conseil d’administration avec un président, un trésorier et un secrétaire. La cotisation annuelle sera de 10 piastres. Nous allons aussi créer une banque arabe. Tout souscripteur de 5 000 livres d'actions aura le droit de siéger au conseil d'administration. Grâce aux fonds que nous récolterons, nous créerons deux universités. L'une pour les garçons, l'autre pour les filles. L'éducation, vois-tu, sera aussi une forme de résistance. Ces gens qui arrivent d'Europe savent non seulement manier les armes, mais ils ont fait des études. Comment veux-tu que nos paysans, qui, dans leur majorité, sont illettrés, puissent rivaliser ? Certains d'entre eux n'ont même jamais visité la ville la plus proche de leur village !

Latif saisit la main de son cousin, une flamme d'enthousiasme dans le regard.

— Tu verras. Nous gagnerons.

Hussein garda le silence, mais dans ses yeux se lisait une tristesse infinie. Dès qu'il le pourrait, il irait voir Josef Marcus.

 

 

*

 

 

Le Caire, fin mars 1919

 

 

Bâillonnée, ligotée, la jeune femme fut jetée par ses ravisseurs en travers de la voie ferrée. Elle roulait des yeux blancs. La fumée dune locomotive s'éleva au-dessus des arbres, à quelques centaines de mètres de là.

Mona poussa un gémissement.

Soudain, un homme bondit et, saisissant la jeune femme par les aisselles, la tira loin de la voie ferrée. Une seconde plus tard, le monstre d'acier passa, entraînant un interminable convoi.

Les doigts de Mona étreignirent le bras de son voisin.

L'homme défit le bâillon de la prisonnière et lui délia les chevilles et les mains. Ils se regardèrent longuement. Puis elle défaillit dans les bras de son libérateur.

La fin de l'histoire s'afficha en lettres blanches sur fond noir, avec sous-titres en arabe : « Ils se marièrent et ils eurent beaucoup d'enfants. »

Des applaudissements fusèrent. La lumière se ralluma dans la salle du cinéma Métro. Les spectateurs se regardèrent et poussèrent un soupir de soulagement. Que le film fût muet n'avait en rien altéré la tension dramatique et le rythme de l'action.

Mourad retira discrètement la main qu'il avait posée sur celle de Mona Loutfi. Le geste n'échappa pas au regard de Taymour, assis à la droite de la jeune femme. Voilà un certain temps déjà qu'il épiait le couple. Mona ne regardait pas Mourad. Elle le dévorait des yeux et lui ne se privait pas d’en faire autant. Voilà bientôt six mois que ces deux-là se tournaient autour comme les pigeons du jardin de l’Ezbequieh. Paradoxalement, ce n'était pas de son ami que Taymour se méfiait, mais de sa sœur. Avec ses idées « modernes », allez savoir ce dont elle pouvait se montrer capable !

– Je vous invite à souper chez Sofar, proposa Taymour, quand ils se retrouvèrent dans la rue.

Il s'agissait d'un restaurant syrien à une centaine de mètres de là. Les trois jeunes gens remontèrent l’avenue bordée d'immeubles de style haussmannien[41]. Un marchand de colliers de jasmin s'approcha du trio, présentant la marchandise qui embaumait sur son poignet d'ébène. Mourad lui acheta l’un de ces bijoux éphémères et l’offrit à Mona qui baissa la tête en rougissant.

Taymour se pinça les lèvres, partagé entre moquerie et agacement.

Une vingtaine de minutes plus tard, le trio s'attablait devant des mezzés et des brochettes d'agneau.

– Alors, s'informa Mourad, que penses-tu des derniers rebondissements de l'affaire Zaghloul ? Les choses semblent se calmer, avec la nomination de ce nouveau haut-commissaire, le général Allenby.

– En apparence. C'est pour nous apaiser que l'homme a ordonné la libération de notre héros et de ses compagnons et les a autorisés à se rendre à la conférence de la paix qui s'est ouverte à Paris. C'est là-bas que va se jouer le destin de toute la région. Peut-être aussi celui de la Palestine.

– À la différence que pas une seule délégation palestinienne n'a été invitée à la table des négociations.

– Je suis quand même optimiste. Observe ce qui se passe en Syrie. Les Anglais s'apprêtent à quitter le pays.

– C'est vrai. Mais tu n'es pas sans savoir que, selon les fameux accords Sykes-Picot, Damas doit tomber dans l'escarcelle de la France. Tôt ou tard, les Français viendront prendre leur dû.

– Non. Les Français ne feront rien. La Syrie sera gouvernée par Fayçal. Patience...

– Mon frère a raison, murmura Mona. Patience...

Mourad laissa échapper un rire ironique.

– De la patience ? A-t-on vu un ennemi vaincu par la patience ?

Ce fut Mona qui rétorqua :

– La patience est la clé de toutes choses. Pour avoir des poussins, doit-on écraser les œufs ou les couver ? Peut-on bâtir une maison tant que le sol n’est pas affermi ?

– Tu n'as pas tort. Seulement, la patience exige des limites ; quand on accepte de les dépasser, patience devient lâcheté.

La jeune femme se contenta de sourire tendrement.

– Rassure-toi, Mourad Shahid : lâcheté n'est pas de ton sang.

Quand ils regagnèrent la villa de Guizeh, il n'était pas loin de 1 heure du matin. Taymour s'endormit en pensant au prochain voyage de la délégation égyptienne à la conférence de la paix à Paris. Quant à Mourad, il lutta sans succès contre l’insomnie. Il sentait son corps brûlant, alors que la baie vitrée était grande ouverte sur le jardin et la chambre emplie des fraîcheurs de la nuit.

Dans son esprit, ce n'était pas la libération de Zaghloul ni les interrogations liées à son départ qui bataillaient ; c'était le visage d'une femme, celle qui dormait un étage plus haut. D'ailleurs, dormait-elle ? Il se leva, au bord de l'étouffement, et se rua dans le jardin. Mille et une senteurs s'engouffrèrent dans sa poitrine, portées par le chant des grillons.

Il leva la tête. Un vol de pigeons blancs traversa un champ d'étoiles.

– Mourad ?

La voix le pénétra comme une dague.

– Mona ?

Il avait posé la question tout en connaissant la réponse.

Elle était à quelques mètres de lui. Elle fit un pas de plus.

– C'est curieux ; sens-tu ces parfums ?

Il mentit.

– oui.

Comment lui avouer que le sien venait de détrôner tous les autres ?

Elle expliqua :

– Ce sont les freesias que mon père a fait planter cet automne. Il a fait venir spécialement les bulbes de Hollande. Une folie.

Il se tenait si près d'elle qu’il percevait son souffle tiède et régulier. Il eut envie de le respirer, de l'échanger contre le sien et d'en mourir. Il pria pour qu’elle s'écarte. Il pria Allah et les autres dieux. Mais, ce soir-là, le Tout-Puissant devait être occupé ailleurs. Aucun dieu n'écouta la supplique de Mourad. Alors il osa le geste impensable. Il posa sa paume tremblante sur la joue de la jeune femme. Dans son émoi, il ne se rendit pas compte qu'elle avait fait de même. Ils basculèrent l'un vers l’autre dans un même élan. Et ce fut l'embrasement. Dans une demi-brume, il l'entraîna vers la gloriette – une autre fantaisie de Loutfi bey – érigée au centre du jardin. Il s'agenouilla et elle en fit autant. Deux corps en prière. Elle se mit à boire aux lèvres de Mourad. Il but à ses lèvres, conscients l'un et l’autre qu'aucune eau n'eût pu assouvir leur soif. Il la renversa sur le sol et remonta fébrilement sa robe en organdi jusqu'à mi-cuisse, dévoilant une peau blanche que la lumière lactaire rendait plus blanche encore. Elle chuchota, haletante : « Mourad, Mourad. »

Il se contracta, alerté. Affolé. Ce prénom soufflé pouvait avoir une autre signification que l'expression du désir. C'était peut-être une supplique. Le refus d'aller plus loin. Mona n’était-elle pas née comme lui dans cet Orient où l'interdit avait pour devoir de bâillonner le rêve et tous les plaisirs de la chair hors du cadre conjugal ? Avait-il le droit d'outrepasser les principes séculaires et les traditions ? Elle était sous lui, bouche entrouverte, offerte comme un fruit. Il avait emprisonné son visage. Soudain, pris de panique, il desserra son étreinte.

Elle cria aussitôt :

– Ne me laisse pas !

Elle referma ses bras autour de la taille du jeune homme, comme une naufragée perdant pied dans une mer en furie.

Mon amour. Nous ne devons… Il ne faut...

– Ne me laissa pas… Non. Ne me laisse pas.

Elle retroussa alors vivement sa robe et, saisissant la main de Mourad, la posa sur son bas-ventre. Son sexe battait comme un pouls, fiévreux.

Elle supplia. Non. Elle intima :

– Prends, mon cœur. Prends mon âme. Prends ce qui te revient.

Dans l'instant qui suivit, il s'enfonça en elle et tandis qu'elle gémissait, se mordant les lèvres pour ne pas hurler, lui voyait défiler la vie, la mort, le paradis et l'enfer.

La dernière vision qui lui traversa l'esprit fut celle des eaux du Nil qui, au moment de la crue, se déversent et ensemencent les berges.

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